Dans tous les Etats du monde, des lois sont créées puis oubliées, avant d’être réutilisées de façon anachronique selon le bon vouloir d’un gouvernement et de sa police. Le Japon n’échappe pas à la règle. Au pays du Soleil-Levant, il est interdit de se faire la fête trop tard ! C’est en tout cas ce qu’implique indirectement la loi dite « Fueiho », qui proscrit la danse dans certains clubs après minuit. Dans le genre absurde, on atteint des sommets… Toutefois, il y a quand même une raison à cela.
Promulguée en 1948 dans les temps troublés de l’après-guerre, la loi « Fueiho » avait pour but d’empêcher prostitution et rassemblements criminels. Elle fournissait un prétexte tout trouvé pour boucler les boites de nuit où s’organisaient ce type d’activités.
Mais plus de 60 ans après, elle est toujours en application. Largement contournée pendant des années par la plupart des établissements de divertissement, la loi Fueiho s’est soudainement vue remise au goût du jour suite à la mort d’une étudiante de 22 ans lors d’une bagarre dans un club d’Osaka en 2010. Monté en épingle par les politiques et les médias, ce dramatique fait divers a déchaîné le zèle de la police multipliant raids et arrestations. Avec à chaque fois cet aberrant chef d’accusation : un déhanché trop prononcé ou trop rythmé à minuit passé…
Loin d’être anecdotique, les effets de cette loi se matérialisent par d’intrigantes petites affiches à l’entrée de nombre de discothèques : « No dancing » !
Les touristes qui ont pu les apercevoir ont aussi pu les prendre pour une blague, d’autant que les clubs où ils se rendent majoritairement ne semblent nullement affectés. A vrai dire, c’est le milieu underground nippon qui en pâtit le plus. Le phénomène aurait pu rester méconnu sans le documentaire Real Scenes: Tokyo réalisé par Patrick Nation et Clockwise Media pour Resident Advisor, diffusé au début de l’année dernière et qui met en lumière les conséquences de la loi Fueiho sur la scène électro :
Le documentaire montre aussi la résistance qui s’est organisée contre cette archaïque et aberrante législation, notamment avec le mouvement Let’s DANCE qui fait circuler pétitions et organise manifestations en tout genre – comme un sit-in sous forme de dancefloor au pied de l’immeuble du gouvernement de Tokyo.
La stratégie d’occupation de Let’s DANCE a-t-elle été payante ? En tout cas, le gouvernement semble ne pas être resté sourd à ses revendications. Sous l’impulsion de Kenji Kosaka, membre du Parti Libéral Démocrate japonais à la tête d’une alliance de parlementaires pour la promotion de la culture du clubbing, la loi est en effet sérieusement discutée depuis plusieurs mois, et des modifications sont enfin prévues pour 2016. D’autres motifs accélèrent bien sûr le processus, comme la tenue des JO à Tokyo en 2020…
La jeunesse japonaise va-t-elle pouvoir se mettre à danser et composer en toute liberté ? …Et cela pourrait-il contribuer à faire remonter le taux de fécondité de l’archipel, actuellement l’un des plus faibles du monde ? Ce qui est sûr, c’est que la politique n’est jamais gratuite, et sous couvert de « libéralisation », d’autres intérêts plus discrets sont toujours en jeu. Avec la nouvelle loi, les clubs voulant ouvrir et permettre de danser à toute heure devront, outre l’obtention d’un avis favorable de la commission de sécurité locale, s’équiper d’un système lumineux supérieur à 10 lux. Les vrais gagnants de toute cette affaire sont donc les fabricants de luminaires et leurs lobbyes… Une subtile version nippone de la Pétition des fabricants de chandelles*, en somme…
* Pour mieux comprendre l’analogie, lire la notice Wikipédia sur La pétition des fabricants de chandelles